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Christine de Pisan

1 Mai 2016 , Rédigé par Histoire des littératures III Publié dans #Christine de Pisan, #histoire littéraire, #Moyen Age

Christine de Pisan

[Pour Fred NTBRT]

A plusieurs reprises il a été question du rôle joué par les femmes dans notre littérature médiévale, non seulement comme inspiratrices, mais comme poètes elles-mêmes. Au nom le plus connu dans ce domaine, celui de Marie de France, il faudrait ajouter, pour être complet, d'autres d'importance secondaire comme celui de la comtesse de Die ou de Marie de Ventadour. Mais ce qui est différent chez Christine de Pisan, c'est qu'elle fut réellement une femme de lettres, vivant de sa plume. On a souvent raconté son histoire: elle était la fille d'un Italien, Thomas de Pisano, qui fut à la cour de France l'astrologue officiel de Charles V. Elle naquit à Bologne, mais fut élevée au Louvre et reçut comme beaucoup de filles en ce temps-là une éducation fort soignée. A quinze ans elle épousait un notaire royal, Etienne du Castel, qui, dix ans plus tard, la laissait veuve avec trois enfants. Privée de toute ressource, c'est à la littérature qu'elle s'adressa pour pouvoir vivre et faire vivre.

Eustache Deschamps venait de faire paraître son Art de dictier. Christine de Pisan s'engagea sur ses traces (elle devait d'ailleurs lui adresser une longue épître en vers) et désormais rima des vers de circonstances, avec d'ailleurs une grande facilité et un aimable talent. Ce fut longtemps une mode pour les historiens de la littérature en notre temps que de vouloir voir en elle "un insupportable bas-bleu", mais on peut se demander si les mêmes historiens auraient su à première vue discerner l'oeuvre d'une femme de lettres dans ces pièces de circonstances qui exploitent certes des thèmes rebattus, mais avec un charme aisé qui place Christine, sinon au même niveau qu'un Guillaume de Machault ou un Eustache Deschamps, du moins très au-dessus de poètes fort connus de son temps comme ce Philippe de Vitri en qui Pétrarque voyait "le seul poète de la France" ou ce Pierre de Nesson que la critique moderne a découvert. Citons par exemple ces quelques vers dans le genre galant:

Puis qu'ainsi est que je ne vous puis plaire,

Ma belle amour, ma dame souveraine,

Pour nul travail que mette à vous complaire,

Je n'y fais rien hors que perdre ma peine;

Ainçois me lairiez mourir,

Que daignissiez le mal que j'ai guérir.

Si ne veuil plus vous faire l'ennuyeux,

A Dieu vous dis, gracieuse aux beaux yeux.

Ou encore cette pièce à laquelle on peut reprocher quelque emphase, mais qui ne laisse pas d'être poignante, sur le thème, exploité s'il en fut, du mal d'amour:

Fierté, sur(e)té de joie séparée,

Triste penser, profond gémissement,

Angoisse grand en las coeur enserrée,

Courroux amer porté couvertement,

Morne maintien sans réjouissement,

Espoir dolent qui tous biens fait tarir,

Si sont en moi, sans partir nullement;

Et si ne puis guérir ni mourir.

Souci, ennui, qui toujours a
durée,

Apre veiller, tressaillir en dormant,

Labeur en vain, à chère alangourée

En grief travail infortunéement,

Et tout le mal qu'on peut entièrement

Dire et penser sans espoir de guérir,

Me tourmentent démesurément;

Et si ne puis ni guérir ni mourir.

Prince, priez à Dieu que bien briefment

Me doint la mort, s'autrement secourir

Ne veut le mal où languis durement;

Et si ne puis ni guérir ni mourir.

Christine excelle surtout dans un genre plus léger qui nous ramène à la société aristocratique de son temps, friande de divertissements littéraires. On a recueilli, et c'était justice, quelques-uns de ces impromptus composés par elle, sur des rimes lancées au hasard par un membre de l'un de ces cercles dans lesquels elle évoluait: jeux d'esprit sur le mode de "Je vous vends mon corbillon"; la plupart sont de petites oeuvres exquises de légèreté et de grâce tendre:

Je vous vends la passerose.

-Belle, dire ne vous ose

Comment Amour vers vous me tire,

Si l'apercevez tout sans dire.

Je vous vends la fleur de Meiller.

-Sire, joli chevalier.

Telle pour vous souvent soupire

Qui vous aime et ne l'ose dire.

Du Dieu d'amour vous vends le dard

Qui m'a navré par le regard

De vos beaux yeux, dame jolie,

Qui à vous aimer si me lie

Que j'en serai à mort livré

Si par vous ne suis délivré.

Je vous vends le songe amoureux

Qui fait joyeux ou douloureux

Etre celui qui l'a songé.

-Ma dame, le songe que j'ai

Fait à nuit, ferez être voir [=vrai],

Si je puis votre amour avoir.

Mais il est évident que Christine de Pisan nous émeut davantage encore lorsqu'elle nous parle d'elle-même, de la tristesse de son veuvage. La fameuse ballade dans laquelle elle dit sa solitude est demeurée célèbre:

Seulette suis et seulette vueil être,

Seulette m'a mon doux ami laissée,

Seulette suis, sans compagnon ni maître...

Seulette suis, sans ami demeurée.

Dans son malheur, il suffisait à Christine d'être sincère pour atteindre au pathétique; encore a-t-elle su le faire avec gentillesse, bien qu'elle n'ait pas caché dans d'autres pièces combien lui pesait ce métier de femme de lettres, dans lequel, par profession et pour rimer dans le goût du jour, il lui fallait feindre sans cesse des sentiments qu'elle n'avait pas:

De triste coeur chanter joyeusement

Et rire en deuil, c'est chose fort(e) à faire,

De son penser montrer tout le contraire,

N'issir doux ris de dolent sentiment.

Ainsi me faut faire commu
nément,

Et me convient, pour celer mon affaire,

De triste coeur chanter joyeusement.

Car en mon coeur porte couvertement

Le deuil qui soit qui plus me peut déplaire,

Et si me faut, pour des gens bien taire,
Rire en pleurant, et très amèrement

De triste coeur chanter joyeusement.

C'était pour elle en effet une nécessité d'écrire coûte que coûte pour échapper aux créanciers, aux hommes de lois auxquels elle eut affaire après la mort de son mari, et pour subvenir à l'éducation de ses enfants. Christine était d'ailleurs taillée pour vivre de sa profession et elle s'y est passionnée. On a vu comment elle intervint, lors de la grande querelle que suscitait le Roman de la Rose, pour prendre contre Jean de Meung la défense des femmes; c'est à ce sujet qu'elle composa l'Epitre au Dieu d'amour et le DIt de la Rose.

Elle a écrit aussi des débats dans le goût de Guillaume de Machault; tel est le Débat des deux amants, ou encore le Dit de Poissy où elle se met elle-même en scène et prête comme cadre à l'histoire de deux affligés - une dame dont l'ami a été fait prisonnier lors du désastre de Nicopolis et un chevalier dont l'amie a été infidèle - la fameuse abbaye de Poissy où l'une de ses filles s'était retirée et qui eut pour prieure Marie de Bourbon, la fille de Charles VI; cela nous vaut une gracieuse description de ce couvent, de son cloître, de sa chapelle et du ravissant paysage qui l'entoure.

Par son métier, Christine était obligée d'écrire beaucoup pour pouvoir se suffire à elle-même; elle eut l'idée ingénieuse de faire faire de ses oeuvres des éditions de luxe qu'elle allait offrir aux grands personnages, en un temps où se constituer une bibliothèque était un luxe fort à la mode. C'est l'époque du duc de Berry et aussi celle qui voit, avec la Bibliothèque royale qu'avait commencé à réunir Charles V, le premier noyau de ce qui devait devenir notre Bibliothèque nationale. Ainsi l'oeuvre de Christine se trouve-t-elle représentée par de forts beaux manuscrits enluminés. Certains ont connu récemment la faveur du grand public tant au cours d'expositions que par les reproductions qui en ont été faites: ainsi les manuscrits du Livre de la cité des dames, oeuvre de morale comme le Livre des trois vertus. D'autres ouvrages ont une portée philosophique comme l'Epitre de prison de vie humaine ou encore le Chemin de longue étude. Enfin Christine a fait quelques oeuvres historiques comme le Livre des faits et bonnes moeurs du sage roi Charles V, oeuvre de prose, ou encore le Livre de mutation de fortune.

Faisant oeuvre d'historienne, Christine de Pisan ne pouvait se désintéresser des malheurs de son temps. Ils lui ont inspiré en particulier les Lamentations sur des maux de la guerre civile, composées en 1410, lorsque déjà a commencé cete période tragique au cours de laquelle Paris fut disputée entre Armagnacs et Bourguignons, et déchiré entre l'un et l'autre parti, chaque victoire étant marquée de vengeances et de massacres. Plusieurs années auparavant, elle avait senti venir la catastrophe et composé une ballade sur le drame qui avait éclaté à la cour de France, la folie du Roi:

Si prions Dieu de très humble courage

Contre tous maux, et de son grief malage

Lui doint santé, car j'ai ferme espérance

Que s'il avait de son mal allégeance,

Qu'encor serait, quoi qu'adès on en die,

Prince vaillant et de bonne ordonnance

Notre bon roi qui est en maladie.

Enfin, lorsque Paris tomba aux mains des Anglais en 1418, Christine s'enfuit dans un monastère et cesse d'écrire.

Mais elle devait reprendre la plume une fois encore, cela pour saluer les exploits d'une autre femme:

Je, Christine, qui ai pleuré

Onze ans en abbaye close

...Ore à prime me prends à rire

A rire bonnement de joie.

La cause de ce rire et de ce regain poétique:

L'an mil quatre cent vingt et neuf

Reprit à luire le soleil

Il ramène le bon temps neuf

Que l'on avait vu du droit oeil

Puis [=depuis] longtemps, dont plusieurs en deuil

En vécurent: je suis de ceux [=de ceux-ci]

Mais plus de rien je ne me deuil

Quand ores [=à présent] vois ce que je veux.

...Et toi, Pucelle bien heurée

Tu as la corde déliée

Qui tenait France étroit liée;

Te pourrait-on assez louer

Quand cette terre humiliée

Par guerre, as fait de paix douer...

Christine a elle-même daté cette pièce du 31 juillet 1429 - quinze jours après le couronnement de Charles VII à Reims; et ce fut son dernier poème. Elle dut mourir un an ou deux après. Pour cette femme qui avait consacré toute une part de son activité poétique à prendre, contre les dénigreurs passablement racornis, la défense de son sexe, il eût été bien difficile de trouver fin plus harmonieuse: dans le débat qui l'avait opposée à Jean de Meung et aux universitaires parisiens, elle avait eu le dernier mot.

in Histoire des littératures III (1958), Encyclopédie de la Pléiade (volume publié sous la direction de Raymond Queneau)

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